top of page
Search

11 semaines et 5 jours après la rupture

Updated: Aug 6

Les derniers hiboux roucoulent et avec eux les premières hirondelles. Elles étaient quatre hier sur le balcon, alignées. La lumière du matin sur la cuvette athénienne est scintillante et chaude.


Je commence à appréhender ton arrivée. Je voudrais vérifier tes motivations, t’inviter à t’extraire de ta politesse ou servitude habituelles. Cependant, les conseils de psychologue résonnent dans ma tête plus fort: ce n’est pas à moi de prendre tes responsabilités. Je te laisse dialoguer avec ton for intérieur et te confie la tâche d’exprimer une quelconque dissonance que tu relèverais.

 

Ma grand-mère m’aperçoit sur le balcon et suspecte un somnambulisme. La télé beugle déjà les nouvelles, les émissions matinales trop saturées de couleurs et aux voix de fréquence assez stridente pour nous projeter même le dimanche dans une vigilance ininterrompue.

 

J’équilibre simultanément le manque d’elle et le besoin de bloquer ces interférences vibratoires. L’ouvrage qui rayonne dans mes ambitions est à elle, pour elle. Un portrait fidèle et amoureux de celle que j’aime par-dessus tout, et que je veux découvrir et redécouvrir dans tous les chapitres de sa riche vie. C’est au creux de ses jambes que je veux être, avec sa main qui caresse mes cheveux, et ses ongles qui frissonnent mon crâne. Sa voix, son sourire, son regard espiègle. Les bribes écrites déjà sont en grec et en français. Je devrai choisir à un moment, mais ce n’est pas le moment.

 

J’ai besoin de lui parler, de lui raconter, cela fait plus de deux mois qu’elle ne t’a plus aperçu en appel vidéo, qu’elle n’a plus eu de récit de nos aventures ni aiguillé la reproduction de ses recettes. Qu’elle te croit en fêtes de famille tous les weekends, dès l’aurore les samedis. Elle te savait pieux, mais pas tant. Elle doit penser que c’est la saison de toutes les fêtes (si elle savait !) ou que vous êtes bien plus nombreux que ce qu’elle avait imaginé, ou que vous vous êtes démultipliés exponentiellement ces derniers temps. Elle hésite entre relever les allures de secte de ce clan, ou simplement exprimer son incompréhension de mes absences répétées de vos rituels. Elle ne saisit pas pourquoi j’apprends à conduire, ni pourquoi c’est mon père qui s’y attèle plutôt que toi – bien que cet aspect puisse trouver une justification juridique qui la dépasserait. Je me reprends plusieurs fois dans mes récits, remplaçant des « je » honnêtes par de faux « nous ». Elle s’interloque de ne pas entendre de plans de vacances communs – cela lui semble si anormal. J’essaie d’appuyer ce choix sous couvert d’indépendance et de moments à soi, mais elle ne l’accepte manifestement pas. J’ose même l’accuser, blessée qu’elle se concentre tant sur toi plutôt que de se suffire à entendre mes nouvelles seulement. Chacun de mes récits finit par une question : « Et lui ? » qu’en dit-il, qu’en pense-t-il, que fait-t-il, où est-il et où en est-il. Je ne peux pas satisfaire cette soif. Nous sommes à ses yeux une unité indivisible. Comment lui dire et quoi lui dire ? Comprendra-t-elle ? il a fallu 25 ans pour pouvoir lui avouer les cauchemars éveillés de mon enfance. Je préférerais que tu viennes et que tu choisisses les mots – me réduisant à la fonction de traductrice. Elle verra bien que je ne saute pas dans tes bras, que je ne pends pas à ton cou amoureusement. Mais présager cela 4 jours avant que tu viennes aurait-il un sens ? Je suis tiraillée.

 

Mes parents et mon frère ont opéré la scission et m’admirent de loin. Ce n’est pas mieux. Ils ne savent rien des nouveaux développements. Ils ont recueilli ma rage, écouté mes tirades, mesuré le débit de mon flot de larmes. Ils m’ont soutenu comme des coach sportifs haut niveau qui disent ce qu’il faut pour que leur talent puisse dissoudre les dissipations et passer la ligne d’arrivée la tête haute et le front dégagé. Comment faire ? Les mettre devant le fait accompli ou l’apprendre par téléphone arabe – aucune des solutions ne sonne juste.

 

Charybde et Schyla. C’est là que je suis.

 

Les bruits de casseroles me ramènent au présent. Je retourne décharger ma grand-mère, même dans l’illusion de quelques jours d’aide infime.

 

Je tais la télé, et me délecte dans l’écoute de ses téléphones consécutifs. Les nouvelles de ma tante, puis les potins avec ma cousine. Un bal de récits courts et peu substantiels mais racontés avec minutie et épanchement. Exister pour exister, dans un temps qui coule différemment qu’ailleurs. Les nouvelles de l’un qui se transmettent à l’autre. Puis le premier qui appelle le troisième, qui est déjà au courant par un autre intermédiaire. C’est délicieusement éparpillé, comme un microcosme en symbiose parfaite, que j’entends et vois grouiller. Les sonneries s’enchaînent inlassablement. Elle reconnaît tous les numéros affichés sans autre et répond par une salutation personnalisée. Elle utilise l’excuse de sa petite-fille qui l’a rejoint pour expliquer diverses situations : déférer la programmation de la désinfestation annuelle, oublier de rappeler sa énième cousine, manquer les développements de la série télévisée qu’elle regarde en parallèle avec son amie… Une présence complète à l’instant, une place généreuse faite à l’invitée. Je retrouve des rites et attitudes qui ont une nature quasi-génétique. En contraste, je me remémore l’hyper-pudeur que je rencontrais chez toi et dégoûtée presque, je reviens ici pour me nourrir.

 

Les téléphones cessent juste le temps de me lâcher un commentaire pour me tenir informée de façon télégraphique. Les chiffres exorbitants des factures de gaz, les prochaines échéances des impôts, les projets au Parlement, les feux accompagnant l’arrivée de l’été, les derniers développements dans les faits divers macabres... Je sais bien qu’à l’autre bout du fil, l’interlocuteur répond avec ses propres inquiétudes et d’autres sujets.

 

A titre d’exemple, je compte 5 coups de fil pour déplacer le café avec ma marraine et convenir de voir ma tante le jour même. Ces symphonies cacophoniques ne cessent que lorsque sa voix se fatigue suffisamment pour couper court.

 

Les jours sont rythmés par des appels le matin, des travaux d’entretien dans un salon ou l’autre, puis les préparatifs du déjeuner, puis les nouvelles à 14h, puis une longue sieste. Après la sieste, un café grec préparé au gaz de camping, depuis que la cuisine a été surclassée en plaques à induction. Puis les discussions de l’après-midi, les jeux télévisés, et les potins alimentés jusqu’à la tombée de la nuit. Une fois qu’on a saturé de télé, on amasse rituellement les affaires qu’il faudra pour la nuit : les lunettes de presbytie, les bonbons pour la gorge, un petit verre d’eau et des mouchoirs. Tout ça en main, on peut éteindre toutes les diverses sources de lumière du salon, une à une à mesure que l’on avance vers les chambres. Il reste toujours un phare, celui de la bougie qui brûle sous le portrait de mon arrière-grand-mère. Celle-ci est de l’ordre du rituel, du religieux, du spirituel, de l’hommage. Mes nuits commencent toujours dans le lit de ma grand-mère. Moi à me tartiner de crèmes pour le visage et les pieds, dans cet ordre évidemment, et elle à prendre son temps pour disposer toutes ses affaires dans le lit à portée de main, ré-ajuster ses coussins et se coucher enfin. Alors, comme tous les soirs, on résout des mots-croisés ensemble. Elle rit de mes erreurs quand je prononce des mots sous une intonation incorrecte, elle s’esclaffe quand des réponses élémentaires ne me viennent pas, elle s’agite quand l’encre sèche et alors comme à chaque fois, je lui décris le phénomène de gravité qui inéluctablement l’empêchera d’écrire trop longtemps, couchée comme elle l’est et avec son livret au-dessus de sa tête. Ce sont les moments que je préfère, ceux où j’en suis le plus complice et où elle me laisse l’approcher le plus. Je rigole dans son épaule, on se tient la main et elle m’apprend. Même après toutes ces années, alors qu’elle n’est plus dans la vie active et ses stimuli sont réduits, j’apprends tous les jours d’elle.

 

Je la guette les matins. Elle n’imagine pas que je me lève si tôt. Elle qui s’est toujours plaint de sommeil léger et d’insomnies l’obligeant à veiller avant l’aurore, n’admet pas que je me réveille de plus en plus souvent avant elle. Elle rétorque qu’elle était bien debout et tournait en rond dans sa chambre de peur de déranger mon sommeil. Cet inconfort et cet alerte d’avoir des invités chez elle ne la quitte jamais, malgré mes tentatives de la rassurer et de la faire m’oublier. J’étais souvent blessée qu’elle soit si peu à l’aise, mais vivant seule désormais, je commence à compatir avec une liberté bien acquise qui s’insupporte de se faire mâchouiller. Je la guette quand je sors de ma chambre et qu’elle est au bout du couloir, dans sa salle de bain, de profil, devant son miroir. Elle se parle, s’admire, crache sur son reflet pour chasser le mauvais œil. En même temps, elle cherche son visage, se demande ce qu’il reste de la jeune fille et femme resplendissante qu’elle était. On débat, je lui répète qu’elle est plus belle que jamais et la plus belle de toutes, tous âges confondus. Elle rétorque moqueusement un gros mot.

 

Prise dans la simplicité d’une journée ensoleillée d’amour et de vie, je ne veux pas prendre la place de la ternir, ce ne sera pas pour aujourd’hui.

 

 
 
 

Recent Posts

See All
17 semaines après la rupture

Ce n'est pas que ta bataille. C'est celle de tous tes semblables et celle de toute la ville. Vous êtes en train de perdre la guerre,...

 
 
 
16 semaines après la rupture

En plein cours d’anatomie-physiologie-pathologie à 13:13, je reçois « j’ai replongé, quitte-moi et oublie-moi ». Une douleur sourde dans...

 
 
 

Comments


Pink Sugar
bottom of page